Dimanche prochain ce sera 'la fête des mères'!
Et, même si je ne pourrais pas aller voir ma mère qui réside bien trop loin de chez moi,
Et, même si, à présent, nous ne savons plus au juste ce qu'elle est encore en mesure de 'recevoir' nos témoignages d'affection,
Je vais lui envoyer une carte pour lui dire: "Bonne fête Maman, je pense à toi et je t'aime" ...
Parce qu'il m'a fallu tellement de temps pour pouvoir le lui dire d'un coeur sincère!
Il y a quelques années j'avais voulu laisser une trace écrite de ce Pardon si difficile mais tellement libérateur:
Avant d’aller à la maison de retraite passer un moment avec sa mère, elle voulut faire le détour, emprunter encore une fois la rue de son enfance !
Elle gara sa voiture, un créneau bien réussi comme elle savait les faire, et avança à pas lents, le cœur battant, vers le N° 79.
La maison familiale n’était plus qu’une façade, une adresse en France pour un homme d’affaires étranger. Elle demeurait cependant solide, protégée par ses tirants en fer, bien épais, bien croisés sur les lézardes qui n’avaient pas bougé au fil des années.
Les volets étaient clos, la porte verrouillé par un énorme cadenas … Qu’importe, elle savait bien comment détourner l’interdit : elle poussa sans délicatesse le portail de la maison voisine ; les grincements ne réveilleraient pas les fantômes de ce lieu également déserté. Elle avança au milieu des herbes plus hautes qu’elle en direction du mur à peine écroulé qui séparait les deux domaines.
A soixante ans et même un peu plus, elle était encore mince et souple ; escalader ce mur, elle l’avait fait des milliers de fois et cela lui semblait encore tout à fait possible.
Elle se hissa, en effet, sans trop de peine et, d’un bond, se retrouva dans le jardin de ses jeunes années. La végétation l’avait envahi mais ses pieds en reconnaissaient les parterres et les allées ; elle avança lentement, religieusement, caressant au passage les herbes et les fleurs pour mieux laisser revivre tous ses souvenirs …
Soudain un cri brisa le silence ; l’horrible miaulement d’un chat, un énorme matou roux surpris dans son repos. Son âme chavira ! Elle se revit, petite fille tremblante dans la nuit effrayante du jardin :
Elle est l’aînée de la fratrie et sa mère est bien occupée par les plus jeunes alors, une fois de plus, à la nuit tombante, elle vient de l’envoyer verser le contenu de la poubelle sur le fumier, au fond du jardin.
Chargée de ce fardeau presqu’aussi lourd qu’elle elle doit traverser la cour sombre, tourner la tête pour ne pas voir les ombres gigantesques surgissant du hangar, se hisser en haut des marches de l’escalier et affronter le grand noir en priant la Sainte Vierge Marie que le redoutable chat jaune ne soit pas au rendez-vous.
Les yeux mis clos elle court en se répétant « Je suis grande, je n’ai pas peur » ; mais, ce soir encore, l’angoissant cri de l’animal troublé dans son repos la fait trembler de tous ses membres ! Ses jambes la porte à peine lorsque, blême, elle se réfugie sous la véranda, ouvre le robinet et se lave les mains dans un geste rituel qui envoie toutes ses angoisse au plus profond des canalisations.
Elle reprit ses esprits, dévala l’escalier et couru vers la maison. Elle força la porte rouillée qui céda sans résistance et s’arrêta, figée, devant l’entrée du cellier. Là, sur la droite, elle revit ‘son’ placard à balais : un réduit que son père avait clos jadis pour que y entreposer le matériel de ménage.
Petite fille anorexique, elle est assise dans ce placard, sur la première marche d’un escalier condamné ; sa mère est installée en face d’elle sur un tabouret, le front plissé, les yeux sombres ; elle tient à la main une assiette de navets et, avec forces remontrances, lui en fait avaler le contenu. Elle ne pleure pas, elle en a l’habitude. Ses larmes refoulées se transforment en rage, en haine … "Je serai la plus forte !"
Lorsque, l’assiette vide, sa mère retourne prendre sa place, au centre de la table familiale, elle file vers la cour, gagne les ‘cabinets’ et leur confie, dans un jet fulgurant, le produit de ses maltraitances.
Ses larmes ont tant coulé !
« Pourquoi est-ce que je ne suis pas une petite fille comme les autres ? Pourquoi n’ai-je pas le droit d’être cajolée moi aussi ? »
Elle a voulu refaire le chemin comme pour conjurer son mauvais sort, affronter un passé qu’elle voulait dépasser. Ses larmes de femme inondent ses joues, des larmes étonnement douces …
Aurait- elle réussit à pardonner enfin d’un cœur sincère ?
Elle sort son téléphone portable, appui sur un numéro programmé :
« Allo, Maman, ne t’inquiète pas, j’arrive ! »